Le Schpountz Scène tirée du film de Marcel Pagnol

PREMIÈRE PARTIE

Une petite salle à manger, dans l'arrière-boutique d'une épicerie de village. Le mobilier est modeste, mais bourgeois. Il y a une suspension. Quatre personnes sont à table.
Il y a l'oncle Baptiste Fabre, qui a cinquante ans. Il est gros et gras, avec une moustache grisonnante, il a des yeux pleins de bonté.
En face de lui, il y a sa femme Clarisse. Elle est sans doute un peu plus jeune. A gauche et à droite, entre eux, il y a leurs deux neveux : Irénée et Casimir. Ils ont le grand tablier bleu des épiciers.

On est au repas du soir et la tante sert le fromage.

L'oncle Baptiste, par hasard, n'est pas de bonne humeur, et il ronchonne.

L'ONCLE
C'est toujours la même chose. Et ça sera toujours la même chose. On ne saura jamais, on ne saura jamais qui c'est qui a laissé la corbeille de croissants sous le robinet du bidon de pétrole. Non, ça on ne le saura pas. Et j'aurais beau faire une enquête policière, voilà une affaire dont je ne saurai jamais rien.

CASIMIR
En tout cas, il y a une chose que je sais, c'est que ce n'est pas moi.

LA TANTE
Moi, j'étais à la messe. Je sais que ce n'est pas moi non plus.

L'ONCLE
Alors, qui est-ce ?
Il regarde Irénée d'un air soupçonneux.

IRÉNÉE (innocent)
C'est peut-être un client de l'épicerie qui en voulant prendre un croissant a tiré le panier sans faire attention, et de telle façon que le panier de croissants est venu se placer sous le robinet du bidon de pétrole ?

L'ONCLE
Tu en as pris, toi, des croissants ?

IRÉNÉE
Oui, naturellement, j'en ai pris ce matin pour mon petit déjeuner. Pour me nourrir.

L'ONCLE
Ça, non.

IRÉNÉE
Pourquoi ça non ?

L'ONCLE
Parce que tu manges, mais tu ne te nourris pas.
Celui qui te nourrit. c'est moi... Ton père. qui était mon frère, ne l'aurait pas fait. C'était un brave homme, oui, mais il n'aimait pas qu'on se fiche de lui.

IRÉNÉE
Tu me l'as déjà dit bien souvent.

L'ONCLE
Et ça n'a jamais servi à rien.

IRÉNÉE (souriant)

Alors à quoi ça sert de me le redire ?

L'ONCLE

Oh! Je sais bien que j'ai tort. J'ai tort d'espérer qu'un jour tu comprendras qu'il faut travailler pour vivre, et que le métier d'épicier est aussi honnête qu'un autre, et qu'un grand galavard de vingt-cinq ans pourrait fort bien aider son oncle, oncle qui l'a recueilli, qui l'a nourri, et qui continue à le nourrir, en s'esquintant le tempérament.

IRÉNÉE
Je vois clairement où tu veux en venir. Tu vas me dire que je suis un bon à rien.

L'ONCLE
Oh que non ! Bon à rien, ce serait encore trop dire. Tu n'es pas bon à rien, tu es mauvais à tout. Je ne sais pas si tu me saisis, mais moi, je me comprends.

IRÉNÉE
Je te saisis, et je suis profondément blessé.
Il essuie une larme.

L'ONCLE
Voilà comme il est! Il fait des grimaces et tout ce qu'on peut lui dire il s'en fout. Ton frère, au moins, lui, il est reconnaissant. Lui, il travaille dans le magasin, et il met un point d'honneur, lui, à se tenir au courant de nos difficultés. (A voix basse.) Le baril d'anchois qui était moisi, c'est lui qui a réussi à le vendre à M. Carbonnières, l'épicier des Accates... Et pourtant c'était difficile : les anchois avaient gonflé, ils étaient pleins de petits champignons verts, on les aurait pris pour des maquereaux. Eh bien, il l'a vendu, ce baril !

IRÉNÉE
Il est aveugle, Monsieur Carbonnières ?

CASIMIR (modeste)
Je lui ai dit que c'étaient des anchois des Tropiques.

L'ONCLE (ravi)
Voilà! Voilà l'idée, voilà l'imagination! Il a trouvé ça, lui !

IRÉNÉE
Oh lui, lui, moi je sais bien ce que c'est qui lui a monté l'imagination, à lui.

CASIMIR
Et qu'est-ce que c'est ?

IRENEE (à son frère)
Tu savais très bien que ces anchois, si tu ne les avais pas vendus, c'est nous qui les aurions mangés. Oui, ici, sur cette table, les anchois des Tropiques, nous les aurions vus tous les jours. Jusqu'à la fin du baril, ou jusqu'aux obsèques tropicales de la famille.[...]

LA TANTE
Irénée, tu sais que si l'oncle se met en colère...

IRÉNÉE
Oh! Si l'oncle se met en colère, il va s'étouffer comme d'habitude. Et ça me ferait de la peine parce que l'oncle, malgré sa sauvagerie envers moi, je l'aime beaucoup.

La porte sonne.

CASIMIR
Qu'est-ce que c'est ?
La.face d'un client paraît au guichet.

LE CLIENT
Vous en avez encore des anchois des Tropiques ?

L'ONCLE
Non. Pour le moment, nous en manquons.

LE CLIENT
Et quand c'est que vous en aurez ?

IRÉNÉE
Oh! Il faut du temps pour les faire! Dans deux ou trois mois, quand ils seront mûrs.

LE CLIENT
Et je pourrais en trouver ailleurs ?

IRÉNÉE
Impossible. Spécialité de la maison.

LE CLIENT
Alors-tant pis. Merci quand même !

On entend encore une fois la sonnette qui tinte, pour la sortie du client. L'oncle se lève, et serre la main de Casimir avec enthousiasme.

L'ONCLE
Bravo! (à Irénée) Voilà une fière leçon pour toi! Admire cet enfant! (il prend affectueusement Casimir par les épaules). Il nous arrive une catastrophe, un désastre. Cinquante kilos d'anchois se moisissent sans rien dire. Eh bien lui, de notre désastre, il fait une Spécialité. Il crée un poisson nouveau, un poisson auquel Dieu n'avait pas pensé, et il en fait une friandise inconnue !

IRÉNÉE
Il a peut-être eu tort de vendre tout le paquet au même épicier, celui des Accates. Parce que ce paisible village, sa friandise va peut-être le dépeupler en quinze jours, car le poisson nouveau va les empoisonner.

L'ONCLE (sarcastique)
C'est ça. Dénigre-le! Reproche-lui son initiative! Casimir, je te félicite. Voilà dix francs pour tes menus plaisirs. Et n'écoute pas les sarcasmes de l'Inutile (un temps). J'ai une envie terrible de me mettre en colère.

LA TANTE
Non, Baptiste, non. Tu vas t'étouffer.

L'ONCLE
Est-ce que ça ne vaut pas la peine que je m'étouffe une fois de plus quand j'entends des choses pareilles ? Mais nom de dieu de Trafalgar, est-ce que c'est imaginable ? Un individu qui ne veut pas travailler...

IRÉNÉE (il le coupe)
Pardon, je ne veux pas travailler à l'épicerie, c'est tout. Quand je me vois dans cette boutique....

 

L'ONCLE (violent)
Ce n'est pas une boutique. C'est un magasin. Je te le dis pour la cinq centième fois.

IRÉNÉE
Si tu veux. Quand je me vois dans ce magasin, entre la morue sèche et le roquefort humide, eh bien, ça me donne mal au cœur. De discuter sur la qualité des pommes de terre avec Madame Leribouchon, qui veut toujours les payer un sou de moins, ça ne m'intéresse pas. Je ne suis pas né pour ça.

L'ONCLE
Et pour quoi es-tu né ?

IRÉNÉE (mystérieux)
Pour une autre carrière. Je suis sûr que j'ai un don.

L'ONCLE
Si tu possèdes quelque chose, c'est certainement un don. Parce qu'avec l'argent que tu as gagné tu n'as pas pu t'acheter grand-chose.

IRÉNÉE
Je parle d'un don naturel. Un don de naissance. Un don de Dieu.

LA TANTE (sarcastique et souriante)
Ça nous fait bien plaisir d'apprendre que tu as un don de Dieu.

L'ONCLE
En dehors de ton appétit, de ta grande gueule et de ta paresse, qu'est-ce que Dieu a bien pu te donner ?

IRÉNÉE
Un talent, un talent caché.

L'ONCLE
Bien caché.
[….]

Et ça peut rapporter quelque chose, ce talent?

IRÉNÉE
Des millions, simplement.

L'ONCLE
Des millions de quoi?

IRÉNÉE
De francs.

L'ONCLE (navré)
Folie des grandeurs. Il ne lui manquait plus que ça !

IRÉNÉE
Tu ne me crois pas. Je le savais.

L'oncle se lève, brusquement exaspéré.
L'ONCLE
Tu sais combien il faut vendre de morues sèches pour gagner un million de francs ?

IRÉNÉE
Non, et je ne veux pas le savoir. Mais moi, je gagnerai des millions, parce que j'ai un don.


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